Jeu et théorie du duende

 

 

Jeu et théorie du duende

Federico Garcia Lorca

 

Après avoir lu ce texte de Lorca à de nombreuses reprises, m’être dit à chaque fois que de nombreuses choses continuaient de m’échapper faute de pouvoir associer des images, des sons, des idées, des expériences, etc. ….  aux multiples références que Lorca fait à des artistes (peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, poètes……. ),  j’ai entrepris ma propre traduction, nourrie des images, des musiques évoquées  par Lorca dans sa conférence telles que je pouvais les trouver sur internet, par exemple pour le flamenco Antonio Gades

Finalement j’ai entrepris de publier ma traduction en y associant les références (qui se sont multipliées au-delà du raisonnable). Pour faciliter la lecture des notes il faut le télécharger, l’enregistrer (clic droit) puis l’ouvrir, cela permet de profiter des liens internet et consulter les pages des sites auxquelles ils conduisent (certaines ont pu être modifiées).

Pour télécharger ma traduction :  Jeu et théorie du duende traduction avec références-2

 

J’ai essayé de me  représenter ce qu’un poète pouvait mettre comme images sur les mots, de mobiliser ces images pour construire une compréhension quelque peu « instinctive ». Ce n’est pas que les traductions que l’on trouve ne soient pas bonnes. N’ayant jamais rien traduit, n’étant pas à proprement parler hispanisant, je resterai prudent sur l’apport de ma proposition.

Le texte en espagnol de Lorca est ici : http://es.wikisource.org/wiki/Teor%C3%ADa_y_juego_del_duende

et ici en pdf téléchargeable : http://www.biblioteca.org.ar/libros/158322.pdf

On peut trouver d’autres traductions aux adresses suivantes :

http://mosalyo.wordpress.com/2010/02/08/el-duende-3/

http://www.caute.lautre.net/spip.php?article43

 

Et il y a le petit livre bi-lingue des éditions Allia, vraiment utile, il a une riche introduction. La couverture dit quelque chose de la recherche sur le duende, c’est un travail continu fait d’aller – retours, de pistes qui se croisent, quelque chose qui semble ne pas pouvoir finir…. et la géométrie des cercles et des lignes droites fait fuir le duende…

 

On peut écouter aussi l’émission de France Culture du 28-09-2024 consacrée au « Jeu et théorie du Duende ». 

Ci-dessous ma proposition de traduction du texte sans notes, sans les liens internet. Les notes sont devenues trop nombreuse pour être utilisables sur ce site.

Jeu et théorie du duende

Federico Garcia Lorca

1889-1936

Conférence, donnée à plusieurs reprises à Madrid, Buenos Aires, Montevideo, à la Havane.  1933-34

Mesdames et Messieurs

De l’an 1918, où je suis entré à la Résidence d’Etudiants de Madrid à l’an 1928 où je la quittai, mes études de Philosophie et de Lettres terminées, j’ai entendu dans ce lieu raffiné, où accourait la vieille aristocratie espagnole, pour faire oublier la frivolité de mise sur les plages françaises, près de mille conférences.
Plein d’envie d’air et de soleil, je me suis tant ennuyé qu’au sortir je me sentais couvert d’une fine poussière de cendre sur le point de se changer en poil à gratter. Non. Je ne voudrais pas que l’ennui entre dans cette salle, ce pénible casse-pieds qui enrobe toutes les têtes d’un fil ténu de songes ensommeillés et pose sur les yeux des auditeurs les pointes de minuscules paquets d’aiguilles.
Aussi simplement que possible, dans un registre où ma voix de poète n’a ni les étincelles du bois ni les détours de la ciguë, ni les moutonnements de l’ironie qui tout-à-coup deviennent des lames, je vais essayer de vous proposer une leçon sur l’esprit caché de l’Espagne douloureuse.
Qui se tient sur la peau de taureau tendue entre le Júcar, le Guadalfeo, le Sil ou le Pisuerga (ce n’est pas que je veuille comparer leurs débits aux flots couleur de crinière de lion qui agitent le Rio de la Plata) entend dire à une fréquence régulière : « Là il y a du duende ». Manuel Torres, grand artiste du peuple Andalou, disait à quelqu’un qui chantait : « Tu as de la voix, tu sais comment faire, mais tu ne triompheras jamais car tu n’as pas le duende. »
Dans toute l’Andalousie, rocher de Jaén ou coques de Cadix, les gens parlent constamment du duende et le perçoivent avec un instinct sûr quand il apparait.
Le magnifique chanteur El Lebrijano, créateur de la Debla, disait : « Lorsque je chante avec duende il n’y a personne qui puisse rivaliser avec moi » ; la vieille danseuse gitane La Malena s’exclama un jour, entendant Brailovsky jouer un air de Bach : « Olé ! Il y a du duende, là ! » et elle s’était ennuyée avec Gluck, Brahms et Darius Milhaud ; et Manuel Torres, qui, parmi tous ceux que j’ai connu, était l’homme qui avait dans le sang la plus grande culture, dit un jour cette phrase splendide en écoutant Falla lui-même jouer son « Nocturno del Generalife » : « Tout ce qui a des sons noirs a du duende », et il n’y a rien de plus vrai.
Les sons noirs sont le mystère, les racines qui plongent dans ce limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où nous vient tout ce qui fait la substance de l’art. « Des sons noirs », dit cet homme du peuple espagnol, qui rejoint ainsi Goethe parlant de Paganini, et la définition du duende: « Pouvoir mystérieux que tous perçoivent et nul philosophe n’explique ». Le duende est un pouvoir et non un faire, c’est un « lutter » et non un « penser ». J’ai entendu un vieux maître guitariste dire que : « Le duende n’est pas dans la gorge, le duende monte par le dedans, depuis la plante des pieds. » C’est dire qu’il n’est pas question d’habileté mais d’un geste sincère et vivant ; c’est-à-dire de sang ; c’est-à-dire de vieille culture, et simultanément de création en acte.
Ce « Pouvoir mystérieux que tous perçoivent et nul philosophe n’explique » est, en quelque sorte, l’esprit de la terre, ce duende qui embrasa le cœur de Nietzsche qui le cherchait dans ses manifestations extérieures, sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, sans le trouver, et sans savoir que le duende qu’il cherchait avait sauté des mystères grecs aux danseuses de Cadix ou au cri égorgé dionysiaque de la Segiriya de Silverio.
Aussi, je ne voudrais pas que l’on confonde le duende avec le théologique démon du doute, celui auquel Luther, pris d’un emportement bachique, lança un flacon d’encre à Nuremberg, ou avec le diable catholique, destructeur et de peu d’intelligence, qui se déguise en chienne pour entrer dans les couvents, ou encore avec le singe bavard que porte le Malgesi de Cervantès dans « La maison des jaloux et les forêts des Ardennes ». Non, le duende dont je parle, sombre et vibrant, descend de ce très joyeux démon de Socrate, de marbre et de sel, qui le griffa d’indignation le jour où il prit la ciguë, et du mélancolique petit démon de Descartes, petit comme une amande verte, qui, lassé des cercles et des lignes, sortit par les canaux pour écouter chanter les marins au long cours, embrumés.
Tout homme, tout artiste, qu’il se nomme Nietzsche ou Cézanne, doit chacun des degrés qu’il gravit dans la tour de la perfection à la lutte qu’il livre avec son duende, pas avec son ange comme on l’a dit, ni avec sa muse. Il faut établir clairement cette distinction fondamentale pour l’origine de toute œuvre.
L’ange guide et fait des dons, comme Saint Raphaël, défend et protège comme Saint Michel, annonce et prévient comme Saint Gabriel. L’ange éblouit, mais il vole par-dessus la tête de l’homme, et de là-haut répand sa grâce, et l’homme sans effort réalise son œuvre, manifeste sa sympathie, ou exécute sa danse. L’ange du chemin de Damas et celui qui entre par la fissure du petit balcon d’Assise, ou celui qui suit les pas de Heinrich Seuse, ordonne, et il n’est pas possible de s’opposer à leurs lumières, parce qu’ils agitent leurs ailes d’acier tout autour de celui qui est prédestiné.
La muse dicte et en certaines occasions souffle. Elle a relativement peu de pouvoir, parce qu’elle est plutôt lointaine mais aussi si fatiguée (je l’ai vue deux fois) qu’il fallut lui poser un demi-cœur de marbre. Les poètes à muse entendent des voix et ne savent d’où, mais ce sont celles de la muse qui les encourage, et parfois n’en fait qu’une bouchée. Comme dans le cas du grand Apollinaire, grand poète détruit par l’horrible muse aux côtés de laquelle le divin angélique Rousseau l’avait peint. La muse éveille l’intelligence, apporte un paysage de colonnes et une fausse saveur de lauriers, mais l’intelligence est bien souvent l’ennemie de la poésie, parce qu’elle limite beaucoup, parce qu’elle élève le poète sur un trône aux arêtes aiguës, et lui fait oublier bien vite les que des fourmis peuvent le manger, ou que dans sa tête, peut tomber une grande langouste d’arsenic contre laquelle les muses des monocles ou des roses de laque tiède du petit salon, ne peuvent rien.
L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange donne des lumières et la muse des formes. (Hésiode apprit d’elles). En pains d’or ou en plis de tunique, le poète reçoit des normes dans son petit bosquet de lauriers. Au lieu de cela il faut réveiller le duende dans les demeures les plus reculées du sang. Et rejeter l’ange, donner un coup de pied à la muse, dépasser la peur de ce sourire de violette qu’exhale la poésie du XVIIème siècle, et de ce grand télescope dans les lentilles duquel s’est endormie la muse, malade de ses limites.
Avec le duende c’est d’un vrai combat qu’il s’agit.
Les chemins de la recherche de Dieu sont connus. Depuis le mode barbare de l’ermite jusqu’au mode subtil du mystique. Avec une tour comme Sainte Thérèse, ou avec trois chemins comme Saint Jean de la Croix. Et bien que nous devions crier avec la voix d’Isaïe « Oui vraiment tu es le Dieu caché », pour finir, Dieu dirige sur celui qui le cherche ses premiers éclairs de feu.
Il n’y a pas de carte pour chercher le duende, ni d’exercice. On sait seulement qu’il brûle le sang comme un topique de verres, qu’il épuise, qu’il repousse toute la géométrie sucrée que l’on a apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur l’humaine douleur privée de réconfort, qu’il fait que Goya, maître des gris, des argents et des roses de la plus belle peinture anglaise, peint avec les genoux et les poings d’horribles noirs de bitume ; ou qu’il dénude l’abbé Cinto Verdaguer dans la froidure des Pyrénées, ou conduit Jorge Manrique à attendre la mort dans l’isolement à Ocaña, ou habille d’un vert costume de saltimbanque le corps délicat de Rimbaud, ou donne au comte de Lautréamont des yeux de poisson mort dans le petit matin d’un boulevard.
Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou danseurs, chanteurs, musiciens de flamenco, savent qu’il est impossible d’exprimer aucune émotion sans que surgisse le duende. On peut tromper les gens et donner la sensation du duende sans l’avoir, comme nous trompent tous les jours les auteurs, les peintres, les faiseurs de mode littéraire sans duende ; mais avec un peu d’attention et si l’on ne se laisse pas emporter par l’indifférence, il est possible de dévoiler leur tricherie et de les faire fuir avec leurs grossiers artifices.
C’était un jour où la chanteuse Pastora Pavon, la Niña de los Peines, sombre génie hispanique égal en puissance d’imagination à Goya ou à Rafaël el Gallo, un jour qu’elle chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait avec sa voix sombre, sa voix d’étain en fusion, sa voix couverte de mousse, elle l’enroulait de ses cheveux ou la trempait dans le manzanilla, ou la perdait dans d’obscurs et lointains fouillis inextricables. Mais c’était inutile, rien, les auditeurs restaient muets.
Il y avait là Ignacio Espleta beau comme une tortue romaine, à qui l’on demanda un jour « Comment est-il possible que tu ne travailles pas ? » et lui, avec un sourire digne d’Argantonio, de répondre : « Comment pourrai-je travailler, moi, qui suis de Cadix ? ».
Il y avait là Elvira, l’ardente, aristocratique prostituée de Séville, descendante directe de Soledad Vargas, qui en 30 refusa de se marier avec un Rotschild parce qu’il n’égalait pas son sang. Il y avait là les Florida, que les gens croient bouchers mais qui sont en réalité les grands prêtres millénaires qui continuent de sacrifier des taureaux de Géryon, et, dans un recoin l’imposant éleveur don Pablo Murube, avec son apparence de masque crétois. Pastora Pavon finit de chanter au milieu du silence. Seul, sarcastique, un tout petit homme, de ces petits hommes dansants qui jaillissent soudain des bouteilles d’eau de vie, dit d’une voix très basse : « Viva Paris ! ». Comme s’il disait : « Ici on n’a que faire de l’habileté, de la technique, de la maestria, ce qui nous importe c’est autre chose. »
Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, brisée comme une pleureuse médiévale, elle but d’un trait un grand verre d’eau de vie, de feu anisé de Cazalla, puis s’étant rassise se remit à chanter, sans voix, sans souffle, sans modèles, la gorge embrasée, mais… avec duende. Elle était parvenue à tuer l’échafaudage de la chanson, pour laisser passer un duende furieux et dominateur, ami des vents chargés de sable, qui poussa le public à déchirer ses vêtements, au même rythme presque que celui des nègres antillais du rite Lucumi massés devant une image de Sainte Barbe.
La Niña de los Peines se dût de déchirer sa voix car elle savait que l’écoutaient des gens raffinés qui ne demandaient pas des apparences mais la moelle des apparences, une musique pure à l’enveloppe si ténue qu’elle peut demeurer suspendue dans l’air. Elle dût se dépouiller de son habileté et de ce qui assurait sa sécurité ; autrement dit elle dût chasser sa muse et s’exposer, fragilisée, afin que son duende se présente et daigne lutter sans retenue. Quel chant ! Sa voix ne jouait plus, sa voix coulait comme un flot de sang anobli par la douleur et par la sincérité qui la poussa à s’ouvrir comme une main de dix doigts projetée par les pieds cloués, torturés, d’un christ de Juan de Juni (Jean de Joigny).
La venue du duende a toujours été préparée par un changement radical de toutes les formes. Sur des dessins anciens elle apporte une sensation de fraicheur neuve, qui aurait la qualité d’une rose tout juste épanouie, d’un miracle faisant surgir un enthousiasme quasi religieux.
Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’irruption du duende est saluée par d’énergiques « Allah ! Allah ! » ; « Dios ! Dios! » si proches du « Olé ! » des corridas qu’il est possible que ce soit le même cri, et dans tous les chants du sud de l’Espagne l’irruption du duende est suivie de cris sincères: « Viva Dios ! », appel tendre, profond, humain à une communication avec Dieu par le biais des cinq sens, grâce au duende qui habite la voix et le corps de la danseuse ; évasion réelle et poétique de ce monde, aussi pure que celle qui fut réussie par Pedro Soto de Rojas, poète du XVIIème siècle au talent rare, au travers de ses sept jardins, ou par Juan Calimaco grâce à une fragile et tremblante échelle de pleurs.
Bien sûr quand cette évasion est réussie, tous en ressentent les effets, l’initié qui voit comment le talent l’emporte sur la pauvreté du matériau, et le profane, par le « je ne sais quoi » d’une émotion authentique. Il y a de cela des années, lors d’un concours de danse de Jerez de la Frontera, le premier prix fut attribué à une vieille de quatre-vingts ans plutôt qu’à de belles femmes ou de jeunes hommes aux hanches fluides, simplement pour sa façon de lever les bras, de dresser la tête, et de frapper du pied sur le plancher ; au milieu de ces muses et de ces anges réunis là (beauté des formes et beauté des sourires) devait gagner, et gagna, ce duende moribond qui trainait ses ailes de couteau oxydées sur le sol.
Tous les arts peuvent mobiliser le duende, mais, comme c’est bien naturel, c’est dans la musique, la danse et la poésie déclamée qu’il trouve un champ propice, car ceux-là demandent un corps vivant pour les interpréter, parce que ce sont des formes qui naissent et meurent en permanence, et dressent leurs présences dans un instant absolu. Bien souvent le duende du compositeur passe au duende de l’interprète, et d’autres fois quand le compositeur ou le poète ne sont pas si grands, le duende de l’interprète, et c’est intéressant, crée une nouvelle merveille qui tient, en apparence seulement, au-dedans de la forme primitive.
Tel est le cas de Eleonora Duse, au duende puissant, qui recherchait des œuvres sans relief pour les faire triompher grâce à ce qu’elle leur apportait, ou encore le cas de Paganini, éclairci par Goethe, qui transformait en mélodies profondes d’authentiques pièces vulgaires, ou le cas d’une délicieuse jeune fille du port de Sainte Marie que j’ai vue chanter et danser l’horrible refrain italien « O Mari ! » avec un rythme, des silences et une intention qui faisaient, sous la pacotille italienne, se dresser un pur serpent d’or resplendissant.
C’est que, effectivement, ces artistes trouvaient quelque chose de neuf, qui n’avait rien à voir avec les interprétations précédentes, c’est qu’ils introduisaient du sang vif et de la science dans des corps jusque-là vides d’expression.
Tous les arts, et tous les pays de même, peuvent mobiliser le duende, l’ange et la muse, et comme l’Allemagne a une muse l’Italie a en permanence un ange. L’Espagne, elle, de tout temps est animée par le duende, pays de musique et de danse millénaires au travers desquelles le duende presse des citrons (instille de l’acidité ou de l’amertume ?) dès l’aube, et pays de mort, pays ouvert à la mort.
Dans tous les pays la mort est une fin. Elle vient et on tire les rideaux. Pas en Espagne. En Espagne on les ouvre. Beaucoup de gens vivent ainsi entre quatre murs, que morts on sort au soleil. Un mort en Espagne est plus vivant comme mort qu’en nul autre endroit du monde : son profil blesse comme le fil de la lame d’un rasoir. Les saillies sur la mort, ou sa contemplation silencieuse, sont coutumières aux Espagnols. Du « Songe des têtes de mort » de Quevedo à l’Evêque pourri de Valdès Léal, et de la Marbella du XVIIème siècle morte en couches sur la route, qui dit :
Le sang de mes entrailles
Recouvre le cheval
Les pattes de ton cheval
Jettent un feu de bitume
… au garçon de Salamanque, mis à mort par un taureau, et qui s’écrie :
Mes amis, je meurs
Mes amis, je suis mourant
Trois mouchoirs dans ma plaie déjà
Et celui-ci font quatre
… il y a une balustrade de fleurs de salpêtre au-dessus de laquelle se montre un peuple de contemplateurs de la mort, avec un verset de Jérémie du côté rugueux, ou avec un cyprès odorant du côté lyrique, peuple d’un pays où le plus important de tout a une suprême valeur métallique de mort.
La chasuble et la roue de la charrette et le couteau rasoir et la barbe piquante des bergers et la lune pelée, et la mouche et les soupentes humides et les gravats et les saints couverts de dentelle et la chaux et la ligne blessante des auvents et des miradors ; ils portent en Espagne des herbes de mort menues, des allusions et des voix audibles pour un esprit éveillé, qui nous emplissent la mémoire de l’air engourdi de notre propre passage. Ce n’est pas par une coïncidence que tout l’art espagnol est assorti à notre terre, pleine de chardons et de pierres immuables ; la lamentation de Pleberio ou les danses du maître Joseph Maria de Valdivielso ne sont pas des exemples isolés, et ce n’est pas un hasard si parmi toutes les balades européennes se détache celle de cette espagnole bien-aimée :
Si tu es ma belle amie
Quoi ! Tu ne me regardes pas ?
De ces yeux qui te regardaient
A l’ombre j’en fis le don
Si tu es ma belle amie
Quoi ! Tu ne m’embrasse pas ?
Ces lèvres dont je t’embrassais
Aux ombres j’en fis le don
Si tu es ma belle amie
Quoi ! Tu ne m’enlaces pas ?
Ces bras dont je t’enlaçais
De vermine je les couvris.
 Et il n’est pas surprenant que dans les aurores de notre poésie résonne cette chanson :
Dedans le verger
Je mourrai
Dedans la roseraie
On me tuera
Je m’en fus, ma mère
Les roses cueillir
Dedans le verger
La mort se tint
Je m’en fus, ma mère
Les roses couper
Dedans la roseraie
La mort se tint
Dedans le verger
Je mourrai
Dedans la roseraie
On me tuera
Les têtes gelées par la lune que peignit Zurbaran, les jaune couleurs de beurre et de foudre du Greco, le récit du père Sigüenza, l’œuvre entière de Goya, l’abside de l’église de l’Escorial, toute la sculpture polychrome, la crypte de la maison ducale de Osuna, la mort à la guitare de la chapelle des Benavente à Medina de Rioseco sont des équivalents culturels des pèlerinages de San Andres de Teixido dans lesquels les morts ont leur place dans la procession, des chants funèbres que chantent les femmes des Asturies en portant des lanternes ou brûlent des flammes dans la nuit de novembre, et des danses de la Sibylle dans les cathédrales de Majorque et de Tolède, de l’obscur « In Record » de Tortosa, et des innombrables rites du Vendredi Saint, qui, avec le geste cultuel suprême que constitue la corrida, représentent le triomphe populaire de la mort espagnole. Dans le monde entier seul le Mexique peut se tenir main dans la main avec mon pays.
Quand elle voit venir la mort, la muse ferme la porte ou élève une stèle, ou promène une urne et écrit une épitaphe d’une main cireuse, puis aussitôt revient arroser son laurier, dans un silence qui vacille entre deux brises. Sous l’arc tronqué de l’Ode, elle assemble avec un goût funèbre ces mêmes fleurs que peignirent les Italiens du XVème siècle et appelle le coq de Lucrèce plein d’assurance pour qu’il effraie les ombres inattendues.
Quand il voit venir la mort, l’ange s’envole en cercles lents et tisse avec ses larmes de glace et quelques narcisses l’élégie que nous avons vue trembler dans les mains de Keats, et dans celles de Villasandino, et dans celles de Herrera, et dans celles de Becquer, et dans celles de Juan Ramon Jimenez. Mais quelle n’est pas la terreur de l’ange s’il aperçoit une araignée, si menue soit-elle, sur son tendre pied rose !
En revanche le duende ne vient pas s’il ne voit une place pour la mort, s’il ne sait qu’il doit rôder près de sa demeure, s’il n’a la certitude qu’il devra agiter ces rameaux que nous portons tous, qui n’ont pas et n’auront jamais de repos.
Avec l’idée, avec le son ou avec le geste, le duende prend plaisir à affronter l’artiste créateur en une lutte loyale sur les bords du puits. L’ange et la muse s’échappent, avec le violon ou la boussole, et le duende blesse, et dans le soin de cette blessure qui ne cicatrise jamais, git tout le singulier, l’invention d’un homme dans son œuvre.
La propriété magique d’un poème réside dans la charge permanente de duende qu’il renferme pour baptiser avec de l’eau sombre tous ceux qui le regardent, parce qu’avec le duende il est plus facile d’aimer, de comprendre et assurément d’être aimé, d’être compris, et cette lutte pour l’expression et pour la communication de l’expression acquiert parfois en poésie des aspects mortels.
Rappelez-vous le cas de Sainte Thérèse, tellement flamenca et dotée d’un duende si fort ; non pas flamenca parce qu’elle aurait assujetti un taureau furieux et lui aurait donné trois magnifiques passes, ce qu’elle fit, non pas non plus pour s’être pavanée comme une beauté devant le frère Juan de la Miseria, ni pour avoir giflé le nonce de Sa Sainteté, mais pour avoir été un de ces êtres rares que son propre duende (et pas l’ange car l’ange n’attaque jamais) a transpercé d’une flèche, cherchant à la tuer parce qu’elle lui avait ravi son suprême secret : le pont subtil qui unit les cinq sens à ce centre, au cœur de la chair à vif, en pleine mer, noyau de l’amour émancipé du temps.
Grande et valeureuse triomphatrice du duende, au contraire de Philippe d’Autriche qui, brûlant du désir de rechercher la muse et l’ange dans la théologie et l’astronomie, se trouva emprisonné par le duende des ardeurs froides dans ce chantier de l’Escurial où la géométrie clôture le rêve et où le duende se fait un masque de muse pour le châtiment éternel du grand Roi.
Nous avons dit que le duende aime le bord des plaies et s’approche des lieux où les formes se fondent en un désir ardent qui domine leurs expressions visibles.
En Espagne (comme dans tous les peuples d’Orient pour lesquels la danse est une expression religieuse) le duende a un champ sans limite avec le corps des danseuses de Cadix, exaltées par Marcial, avec les poitrines de ceux qui chantent, exaltés par Juvenal, et dans toute la liturgie des taureaux, authentique drame religieux où, de la même manière qu’à la messe, un dieu est adoré et sacrifié.
Tout se passe comme si le duende du monde classique se concentrait dans cette fête parfaite, manifestation de la culture et de la sensibilité d’un peuple, qui déterre en l’homme ses plus grandes folies, ses plus grands accès de fiel, et sa plus belle plainte. Personne ne se divertit dans la danse espagnole ou avec les taureaux ; le duende se charge de faire souffrir, par le biais du drame des figures vivantes, et prépare des échelles pour une évasion hors de la réalité qui nous encercle.
Le duende agit sur le corps de la danseuse comme l’air sur le sable. Par un pouvoir magique il convertit une belle jeune fille en paralytique de lune ou remplit d’émotions adolescentes un vieillard brisé qui demande l’aumône aux portes d’un marchand de vin ; il retrouve dans une chevelure l’odeur d’un nocturne d’un port, et à tout instant travaille les bras et en fait jaillir les expressions qui sont les mères de la danse de tous les temps.
Mais cela ne peut se répéter, jamais. Et il est important de le souligner. Le duende ne se répète pas, pas plus que ne se répètent les vagues de la mer formée pendant les tempêtes.
C’est dans la corrida qu’il acquiert ses accents les plus impressionnants, parce qu’il doit lutter, d’un côté avec la mort, qui peut le détruire, et de l’autre avec la géométrie, avec la mesure, base fondamentale de la fête. Le taureau a son domaine, le torero le sien, et entre domaine et domaine il y a un lieu de danger où le terrible jeu atteint son apogée.
On peut tenir sa muse avec la muleta, et l’ange avec les banderilles et passer pour un bon torero, mais pour les passes avec la cape, avec un taureau vierge de toute blessure et au moment de la mise à mort, il faut l’aide du duende pour atteindre le cœur de la vérité artistique.
Le torero qui effraie le public de l’arène par sa témérité ne torée point, mais se place dans la situation, ridicule et à la portée du premier venu, de jouer sa vie ; par contre le torero saisi par le duende donne une leçon de musique pythagoricienne et fait oublier qu’il lance constamment son cœur au-dessus des cornes.
Lagartijo avec son duende romain, Joselito avec son duende juif, Belmonte avec son duende baroque, et Cagancho et son duende gitan enseignent depuis le crépuscule de l’arène, aux poètes, aux peintres et aux musiciens, quatre grands chemins de la tradition espagnole.
L’Espagne est le seul pays où la mort est le spectacle national, où la mort souffle dans de puissants clairons pour l’éclosion des printemps, et son art reste toujours régi par ce duende à l’esprit perçant qui lui a donné sa différence et sa qualité d’invention.
Le duende qui, pour la première fois dans la sculpture met du sang dans les joues des saints du Maître Mateo, de Compostelle, est le même qui fait gémir Saint Jean de la Croix ou qui brûle des nymphes dénudées dans les sonnets religieux de Lope de Vega.
Le duende qui construit la tour de Sahagun ou façonne des briques chaudes à Catalayud ou Terruel est le même qui déchire les nuages du Greco et envoie bouler à grands coups de pieds les alguazils de Quevedo et les chimères de Goya.
Quand il pleut il présente Velazquez, habité en secret par un duende derrière ses gris monarchiques, quand il neige, il fait sortir Herrera nu pour prouver que le froid ne tue pas, quand le soleil brûle il pousse Berruguete dans les flammes et lui fait inventer un nouvel espace pour la sculpture.
La muse de Gongora et l’ange de Garcilaso doivent renoncer à leur guirlande de lauriers quand passe le duende de Saint Jean de la Croix, quand :
Le cerf blessé
De derrière la butte paraît…
La muse de Gonzalo de Berceo et l’ange de l’archiprêtre de Hita doivent s’écarter pour laisser le passage à Jorge Manrique quand il arrive blessé à mort aux portes du château de Belmonte. La muse de Gregorio Hernandez et l’ange de José de Mora doivent s’écarter pour que grandisse le duende de Mena qui pleure des larmes de sang et le duende à tête de taureau assyrien de Martinez Montañes ; tout comme la mélancolique muse de la Catalogne et l’ange mouillé de la Galice se doivent de regarder avec un étonnement énamouré le duende de la Castille qui passe avec ses habitudes de ciels balayés et de terre sèche, si loin du pain chaud et de la vache gentillette.
Le duende de Quevedo et le duende de Cervantès, de vertes anémones de phosphore pour l’un et des fleurs de gypse de Ruidera pour l’autre, couronnent le retable du duende de l’Espagne.
Chaque art a, comme c’est naturel, un duende singulier, à sa façon, dans sa forme, mais tous unissent leurs racines en un point d’où sourdent les sons noirs de Manuel Torres, matière suprême et essence commune, incontrôlable, vibrante, de bois, de bruits, de tissus et de mots.
Les sons noirs derrière lesquels se cachent les volcans, les fourmis, les zéphyrs et la grande nuit, dans une tendre intimité se serrent la taille avec la voie lactée.
Mesdames et Messieurs : J’ai élevé trois arches, et d’une main maladroite j’ai mis sous chacun la muse, l’ange et le duende.
La muse s’y tient tranquille, elle peut avoir une tunique plissée, ou ces yeux de vache qui scrutent Pompéï, ou le nez à quatre faces avec lequel son grand ami Picasso l’a peinte. L’ange peut agiter les cheveux d’Antonello de Messine, la tunique de Lippi et le violon de Massolino ou de Rousseau.
Et le duende ? Où se tient le duende ? Sous l’arche vide passe la brise de l’esprit qui souffle avec insistance sur les cranes des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents inconnus ; une brise qui a l’odeur de la salive d’un enfant, de l’herbe écrasée, du voile d’une méduse, qui annonce le baptême sans cesse renouvelé des œuvres qui viennent d’advenir.

Entendu dans une émission « Palettes » sur le peintre chinois Shitao cette phrase qui correspond (me semble-t-il) à une idée répétée à plusieurs reprises dans le texte de Lorca sur le duende ; le commentateur cite  cette formule de Shitao :

« On peut avoir l’encre mais pas le pinceau »,  veut dire que l’on est investi de l’aisance que donne la formation technique mais que l’on est incapable de donner libre cours à l’esprit de la vie.  « Avoir le pinceau mais pas l’encre », veut dire que l’on est réceptif à l’esprit de la vie mais sans cependant pouvoir introduire les métamorphoses que donne l’aisance de la formation technique ».

 Extrait de Shitao « Les propos sur la peinture du moine Citrouille amère » – Editions Herman – p. 47 – Traduction et commentaires de Pierre Ryckmans.

http://www.dailymotion.com/video/xg93hz_shitao-1ere-partie_creation  (la citation à 13minutes45)

Il m’est revenu aussi cette phrase extraordinaire de L. van Beethoven répondant au premier violon du quatuor Schuppanzigh qui se plaignait de la difficulté de son quatuor n° 7 : « Croyez-vous que je pense à vos misérables cordes quand l’esprit me parle ? » (Jacques Longchampt : Les quatuors de Beethoven, Quatuor à cordes n°7 page 49)

Et Bob Dylan a propos de la chanson « Like a Rolling Stone :  « Bob Dylan, dans un entretien accordé en 2004 à la revue spécialisée Guitar World a évoqué de manière imagée l’inspiration : « C’est comme si un fantôme écrivait une chanson pareille, il te l’apporte et il disparait. Tu ignores ce que ça veut dire. Seulement que le fantôme t’ choisi pour écrire la chanson »   Bruno LESPRIT, Le magazine du Monde, 21 octobre 2023 page 46

Il y a aussi dans le film « No todo es rock » de Pedro Lombardi (film que l’on peut regarder comme un documentaire sur le tango, ou comme une méditation sur le temps, ou sur la vie, … les rapports entre les hommes et les femmes….), la déclaration d’une danseuse de tango qui, après avoir insisté sur la présence de la « crasse » (la mugre) populaire dans le tango, déclare de façon véhémente : « Il y a beaucoup de danseuses de nos jours qui sont techniquement divines, mais à quoi sert d’être techniquement parfaite si elles n’ont pas l’essence du tango ? »

 

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