Je me propose ici de partager (avec les très rares lecteurs qui parviendraient jusqu’ici) quelques interrogations sur le « duende », ce qui revient en partie à essayer d’entrer dans le mystère de l’acte de création, pour essayer d’identifier quelque chose comme l’idée aux multiples replis cachée sous le mot « duende ». J’ai conscience des limites de mon entreprise : n’étant pas artiste je prends le risque d’aborder quelque chose dont je n’ai qu’une expérience très limitée.
La tâche est rendue encore un peu difficile par Lorca, ce n’est peut-être pas pour rien qu’il conclut en dessinant trois arches : sous la première il place la muse, celle qu’invoque l’aède, en laquelle tout au long de sa conférence il ne semble pas placer beaucoup d’espoir, sous la seconde l’ange fait le beau, mais sous la troisième, là où l’on s’attendrait à trouver le duende, il n’y a qu’un vide qui laisse passer une bise annonciatrice.
A sa question : « Où se tient le duende » il se garde bien de proposer une réponse
Un mot « syncrétique »
Mes interrogations – remarques sont issues de conversations, de propos entendus, de cours, de lectures, ,… dont il me semble qu’elles peuvent éclairer ce que peut recouvrir le « duende », mot qu’il ne faut sans doute pas prendre pour un concept (dont on ne voit pas bien dans quelle discipline il trouverait une place). C’est un mot d’un vocabulaire courant, sans doute dans certains milieux plus que dans d’autres (d’un usage vernaculaire en quelque sorte), et en Espagne plus particulièrement. Lorca commence sa conférence (répétée plusieurs fois, à Buenos Aires, Montevideo, Cuba…), en décrivant l’usage qui en est fait spontanément dans certaines situations, il en fait un mot que l’on entend dans le voisinage de ceux qui sont engagés dans une activité qui exige du « duende ». Vu de l’extérieur on pourrait dire que l’on y attend d’un(e) artiste une aura particulière, un charisme, un souffle, une voix (avec toute la polysémie que l’on voudra bien y mettre), une inspiration intense, une élocution captivante, une gestuelle qui suspend ou au contraire entraîne… qui feront que pour un moment on est embarqué, saisi, ému, sans avoir vraiment vu venir cet « aura serpiente de oro levantado ».
Comme tous les mots du vocabulaire courant c’est un feuilletage de significations intriquées, articulées les unes sur les autres, « magnétisées ». Dans le cas du duende, en français du moins (c’est un mot importé), c’est un halo autour d’un centre flou voire inexistant : duende n’est pas reconnu par le CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales [en ligne]), ni Le Robert, ni l’Académie Française…. (ce qui interroge….), WordReference propose le lutin et le charme, Reverso propose « duende » et plus bas (enfin ça dépend des fois) toute une liste de synonymes dont : troll, puck, dwarf, hobgoblin… .
C’est un mot qui a à voir avec la capacité de l’artiste à faire surgir de l’émotion, sa capacité à trouver un mode d’expression personnel, à trouver le chemin de l’émotion qu’elle ou il veut exprimer, chemin qui passe par deux pôles opposés : la capacité à mobiliser des « compétences » techniques et dans le même temps la capacité à les oublier pour sortir de ce qu’elle ou il sait faire parce qu’elle ou il l’a déjà fait, renonçant ainsi à une certaine sécurité pour trouver un élan nouveau. C’est un mot lié au surgissement de l’inattendu car l’émotion ne peut être le résultat de l’application répétée d’une procédure éprouvée (et pourtant cette situation devra, s’il s’agit d’un spectacle vivant, se reproduire, parfois quotidiennement).
Quelque part dans la tension entre le su et l’ignoré le duende ne se répète pas
Jacques Nichet (auteur – metteur en scène, 1942 – 2019) , dans son cours du 3 juin 2010 au collège de France (chaire de création artistique 2009 – 2010) [à partir de 9 minutes 30] évoque ce que recherchait Pina Bausch dans ses créations en ces termes : « Elle souhaite ne pas partir d’une forme préexistante (….) C’est en partant d’un mouvement né de l’intérieur de la peur que l’acteur retrouve la vérité d’un mouvement qu’il invente lui-même, eh bien ce mouvement sera juste, il ne sera pas seulement l’exécutant d’une chorégraphie solidifiée, figée, érodée » ; il continue en citant Jean-François Sivadier : « On prend un risque parce que l’on a envie de se découvrir ailleurs, d’aller voir la tête que l’on a dans les endroits où l’on n’a plus pied. C’est aussi un consentement à l’abandon, à une certaine pauvreté. J’ai toujours cette impression devant le travail de Pina Bausch : des danseurs virtuoses arrivent sur le plateau pour jouer avec le public à ne plus rien savoir. On va au théâtre aussi pour voir ça, pour jouer à ne plus rien savoir, c’est à dire à redécouvrir la parole et le mouvement. »
C’est à peu de choses près ce qu’écrit Lorca à propos de la Niña de los peines aux prises avec un public qui ne ressentait rien à l’écoute de son chant et doutait d’elle : « Elle dût se dépouiller de son habileté et de ce qui assurait sa sécurité ; autrement dit elle dût chasser sa muse et s’exposer, fragilisée, afin que son duende se présente et daigne lutter bec et ongles (a brazo partido) » Et ne nous le dit-il pas dès les premiers moments de sa conférence : « Le duende est un pouvoir et non un faire, c’est un « lutter » et non un « penser » (….) il n’est pas question d’habileté mais d’un geste sincère et vivant ». Et il poursuit plus bas, dans une phrase simple et énigmatique : « Avec le duende c’est d’un vrai combat qu’il s’agit ».
Lorca sans cesse revient sur la lutte, « lutte pour l’expression » ; « lutte loyale sur les bords du puits »… sur les bords du puits c’est bien la prise de risque évoquée par Jacques Nichet, et ce n’est pas une prise de risque fictive : « le duende blesse, et dans le soin de cette blessure qui ne cicatrise jamais, git tout le singulier, l’invention d’un homme (ou d’une femme[CB]) dans son œuvre », ou encore « Nous avons dit que le duende aime le bord des plaies ». L’engagement de l’artiste dans son activité de création est d’autant plus risqué que « le duende ne se répète pas » et que tout artiste doit ses progrès dans son art à la « lutte qu’il livre avec un duende » (la lucha que sostiene con un duende), et qu’il faut dès lors engager la lutte régulièrement. Est-ce pour cela que la blessure ne cicatrise jamais ? Est-ce ainsi que l’on prend soin de cette blessure ?
Enfin, s’agissant de risque, il est difficile d’omettre l’ombre de la mort que Lorca associe au duende dans la culture espagnole, illustrant notamment cet aspect du duende par la corrida et le risque que prend le torero, non pas le torero téméraire qui prend des risques pour s’attirer les bonnes grâces du public mais le torero qui combat avec le taureau, qui donne une leçon de musique et fait oublier qu’il lance son cœur entre les cornes du taureau.
Combattre avec un duende
« Avec le duende c’est d’un vrai combat qu’il s’agit », et d’une lutte avec (luchar con) ; ce qui doit nous rappeler l’ambiguïté de la formule « se battre avec » et en souligne la fécondité. Ce n’est pas une lutte « contre » mais une lutte « avec » qui entraîne dans une sphère risquée à la rencontre du lutin. Il faut aller vers ce qui résiste, accepter l’opposition, la confrontation, au plus près, de l’intérieur de ce qui résiste, pour que de cette confrontation naisse l’énergie qui nourrit l’affrontement et permet de recomposer ce qui résiste. Ce que dit Lorca, me semble-t-il, c’est que dans cette acceptation déterminée, dans cet intérieur de la confrontation avec ce qui résiste, se trouve, ou plutôt, prend consistance, émerge, le « lutin » qui sera une ressource pour faire aboutir la quête renouvelée de ce qui doit surgir, qui pourra advenir malgré le refus d’emprunter les chemins déjà parcourus (ou grâce à ce refus), pour faire advenir ce qui doit surgir mais est encore ignoré parce que l’issue est incertaine.
Rappelons Jacques Nichet : « C’est en partant d’un mouvement né de l’intérieur de la peur que l’acteur retrouve la vérité d’un mouvement qu’il invente ». (Qu’il réinvente ?)
Si pour Lorca tous les arts peuvent solliciter un duende, il voit dans les arts vivants, et particulièrement la musique et la danse, la poésie déclamée, arts qui engendrent des formes « qui naissent et meurent en permanence et dressent leur présence dans un instant absolu », des arts qui sont particulièrement propices à la lutte avec un duende. Mais on peut penser que cette lutte est inhérente à tout travail de création, en témoigne ce passage extrait d’un ouvrage de sociologie du travail américain cité par Pierre-Michel Menger : « …même le travail le plus libre, celui de l’artiste et de l’écrivain implique de longues périodes de quasi auto-supplice [virtual self-torture]»
[Bob Blauner : Alienation and Freedom : The Factory Worker and His Industry page 31 cité par Pierre Michel Menger dans une conférence sur le travail créateur au Collège de France]
En quête de nouveau,
L’enjeu c’est le nouveau, le duende est toujours en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés (en busca de nuevos paisajes y acentos ignorados : l’enjeu c’est faire advenir des accents qui échappent à la maîtrise, dont l’irruption ne se contrôle pas, qui surviendront peut-être, inattendus, d’aller les chercher malgré tout, malgré la difficulté et les risques, tout en sachant qu’il faudra en mesurer et maîtriser les effets.
Et le lutin que vient-il faire là-dedans ?
Est-ce lui qui souffle la brise qui passe sous l’arche vide ? Lui qui synthétiserait tous ces personnages étranges qui passent dans le texte de Lorca ou qui viennent sur l’écran quand on joue dans les recherches sur internet à ce jeu de « mare à bout de ficelle de cheval de course…. ». Il y a les démons qu’évoque Lorca, le démon du doute de Luther, le diable destructeur, le joyeux daemon de Socrate, ou le démon de Descartes qui inclinerait à suivre ses inclinations intérieures…. A tout ce petit monde vient s’ajouter « el dueño de la casa », le maître du logis, qui n’est pas le propriétaire mais un esprit facétieux, plus ou moins malfaisant qui a tendance à semer le désordre, le lutin, le gnome, le dwarf, le troll….
Il me semble difficile de ne pas associer à ce « duende de la casa », ce petit démon domestique, la « folle du logis » qui semble être l’imagination (quelques recherches sur internet laissent penser que la formule ne vient ni de Malebranche ni de Térèse d’Avila mais d’un obscur moine andalou (est-ce un hasard ?) Juan Falconi, (1596 – 1638) qui écrivit un ouvrage quasi inconnu « El camino derecho para el cielo« , publié une fois 150 ans après sa mort, dans lequel il présente : « la imaginación como una loca », même si ce n’est pas clairement la loca de la casa, et si la présentation que l’auteur de l’article fait de la « loca de la casa » l’éloigne quelque peu du duende. Il me semble que ces lutins, trolls, duende de la casa, folles du logis, dwarfs, plus ou moins malfaisants mais finalement pas tant que ça… constituent le cœur flou autour duquel se sont entremêlées les différentes couches de signification du « duende ».
Pour ne pas conclure : cette blessure….
Il y a dans le texte de la conférence de Garcia Lorca un retour insistant à la blessure, dont cette phrase : « Nous avons dit que le duende aime le bord des plaies » : « Hemos dicho que el duende ama el borde de la herida » (ou autre version : ama el borde, la herida – ce n’est pas tout à fait la même chose : le duende aime le bord [les risques du bord ?] et les plaies. Mais aussi : « le duende blesse, et dans le soin de cette blessure qui ne cicatrise jamais, git tout le singulier, l’invention d’un homme dans son œuvre », ce qui oriente vers cette idée d’un travail, d’une lutte, avec la blessure, qui la soigne (ambiguïté du soin de la blessure) et l’entretient d’un même mouvement : au travers de la lutte. Un travail avec la blessure au travers d’une lutte répétée avec un duende, parce que là git tout le singulier du travail d’un artiste.
Alors que je suis en train de triturer ces quelques notes sur le duende, Paul Auster vient de mourir (le 30 avril) et je regarde un podcast sur Arte : Le jeu du hasard ; au bout de 46 minutes et une poignée de secondes, Paul Auster face caméra : « les écrivains sont des gens bizarres, tous les artistes sont des gens bizarres » je dresse l’oreille avec l’impression qu’il va dire quelque chose d’essentiel, et cela vient, essentiel mais pas nécessairement insu : « nous (les artistes) avons tous une blessure quelque part et nous crions tous cette douleur au monde par de la peinture, la danse, l’écriture, ou le cinéma. (…) Tarkovski (…) a prononcé une phrase très belle à laquelle je pense souvent : Les êtres humains font de l’art parce que le monde n’est pas parfait« . Il me semble que cela, sans épuiser la question du duende, dit quelque chose de ce que recouvre le mot qui n’est pas tant un concept que l’expression floue (parce qu’il ne peut en être autrement) de la lutte des artistes (pas seulement) avec le dueño de la casa et son rapport aux blessures, les leurs propres et celles que génère inlassablement la contemplation du monde. Le propre des artistes est sans doute de savoir faire de cette lutte, en la cherchant parfois, un maelström fécond.
Et pourquoi pas Tchouang Tseu ?
Sur une question (différente mais peut-être pas tout à fait étrangère) : savoir faire le vide, s’abstraire de ce que l’on sait pour gagner en efficacité et pouvoir faire naître de l’émotion, il est difficile de ne pas évoquer Tchouang Tseu lu par Jean-François BILLETER, et pour commencer, le boucher du prince de Wei, tellement habile que le prince qui le surprend en pleine activité l’admire et l’interroge. Extraits de « Leçons sur Tchouang Tseu » de Jean-François Billeter, éditions ALLIA, pages 16-17
« Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier je voyais le bœuf tout entier devant moi. Trois ans plus tard je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. (…) mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du bœuf…. ». (extrait du Tchouang Tseu) – J-F Billeter conclut plus loin « l’esprit [chen] ne peut pas être une puissance extérieure au cuisinier, ni une puissance distincte qui agirait en lui. Cet « esprit » ne peut être que l’activité parfaitement intégrée de celui qui agit. (…) Elle semble s’émanciper du contrôle de la conscience et ne plus obéir qu’à elle-même. »
Ailleurs J-F Billeter évoque un « acte inspiré » : « acte où soudain s’unissent en une synthèse imprévue et imprévisible toutes les ressources, forces et facultés d’une personne, ce que la théologie chrétienne interprète comme un effet de la grâce divine Tchouang-Tseu le conçoit comme la manifestation d’un régime supérieur de l’activité ». (dans les « Notes sur Tchouang Tseu »page 84), acte inspiré qui se prépare en faisant le “vide“, en se rendant disponible de façon à accéder à une énergie indéterminée qui rendra l’acte efficace « L’acte s’assemble seulement dans ce vide » (page 88). Que répond une cantatrice que l’on interroge sur la façon dont elle se prépare au moment d’entrer en scène : « Pensez-vous à l’air que vous allez chanter ? – Surtout pas, je fais le vide » (Leçons sur Tchouang Tseu page 98).
Il me semble que l’on pourrait voir dans cette capacité à incorporer les gestes requis par une activité et dans la capacité à “faire le vide“ une condition essentielle de la possibilité de la lutte avec le duende. L’artiste, l’esprit libéré de l’obligation de concentrer toute son attention sur la production des gestes, des mouvements, paroles, de son art ou de son rôle …. peut se concentrer sur ce qui résiste et avec quoi il faut se confronter, et avec quoi il faut se confronter, pour introduire le sang et la science : « sangre viva y ciencia“, et l’émotion.
Enfin, quand vient le moment de conclure ses « Leçons sur Tchouang-Tseu », autour du sujet, de la subjectivité et de l’activité, J-F Billeter fusionne trois éléments de natures différentes (ce qui suit hésite entre la paraphrase et la sollicitation par un béotien ; j’espère que je ne sollicite pas trop, mon intention est d’être aussi proche que je peux l’être, malgré mon ignorance, des propos de l’auteur).
L’auteur fusionne trois éléments donc :
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D’abord un régime de l’activité qui inclut la possibilité de la « vision », dans lequel la conscience, libérée des soucis pratiques, évolue librement, spectatrice en quelque sorte de l’activité, laissant libre le jeu des ressources du “corps“ ;
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Ensuite une définition de ce corps comme l’ensemble des facultés, des ressources et des forces connues et inconnues de nous (ressources conscientes et inconscientes), dont la conscience apparaît, disparaît, se détache, à des degrés variables selon le régime de nos activités, régime qui peut changer très rapidement, sans transition, car il importe de changer de régime pour agir de façon juste ;
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Enfin, cette action juste est aussi une action efficace en ce sens qu’elle peut modifier l’auditeur (le destinataire ?), le plongeant dans une profonde réceptivité, modifiant son état émotionnel, la perception qu’il a de lui-même…. J-F Billeter s’appuie ici sur le dialogue de l’Empereur Jaune avec un de ses sujets à propos de ce que l’empereur a fait ressentir à son sujet en interprétant au luth un air de la musique classique chinoise, dialogue que J-F Billeter considère (avec quelque raison) comme un des plus beaux textes sur l’esthétique (pages 125-126 des Leçons sur Tchouang-Tseu).